De la séquence qui a suivi la mort de Thomas à Crépol, une
conséquence peut être tirée : l’extrême-droite s’est montrée suffisament
forte pour s’imposer dans les médias et prendre la rue. Cette réalité
va de pair avec notre incapacité à y répondre. Hormis dans quelques
villes, les groupuscules d’extrême-droite ont pu tenir la rue, à peine
gênés par de rares interventions policières. Notre camp s’est donc
montré impuissant à apporter une réponse à la hauteur des attaques
menées par les fascistes.

Depuis quelques années, à plusieurs reprises, le même schéma s’est
répété. Des groupes fascistes traduisent leurs objectifs politiques dans
des actions relativement spectaculaires (patrouillages aux frontières
dans les Alpes et dans les Pyrénées, attaques de facs occupées,
manifestations suite à un fait divers, etc) et se mettent en scène, bien
aidés par les relais médiatiques dont ils disposent. Puis, dans un
deuxième temps, l’État intervient en judiciarisant certaines de leurs
actions et en dissolvant les groupes les plus identifiables. Enfin
l’État reprend à son compte les mots d’ordre fascistes en créant de
nouvelles lois sécuritaires, en massifiant la présence policière dans
l’espace public ou en s’attaquant lui-même aux composantes du mouvement
social. En somme, l’État se réaffirme comme la seule entité à même de
préserver le pays contre le chaos et l’insécurité.

Autrement dit, les groupes fascistes agissent comme un aiguillon :
ils poussent des blocs ou des groupes au sein de l’État à prendre
position dans la guerre civilisationnelle que l’extrême-droite croit
discerner dans l’actualité, voire appelle de ses vœux. Et les appareils
d’État les plus prompts à réagir, qu’il s’agisse des policiers ou des
gendarmes électeurs de Marine Le Pen et de Zemmour, des préfets les plus
réacs ou des politiciens les plus arrivistes, embrayent aussitôt. Dans
le camp réactionnaire qui regroupe l’État et les fascistes, les seconds
font office de branche la plus radicale du premier, parce qu’ils font de
manière plus ostensible ce que les appareils étatiques réaliseront plus
discrètement.

Il apparaît donc nécessaire de briser leur dynamique, et ce pour deux
raisons : d’une part pour éviter le risque qu’ils ne deviennent un
mouvement de masse ; d’autre part car leur
action contribue à définir la ligne du camp réactionnaire. S’attaquer à
eux permettrait donc de les isoler du reste de leur camp et de perpétuer
leur caractère groupusculaire. Ce faisant, on se donne une possibilité
concrète d’enrayer le processus de fascisation des appareils d’État en
cours.

Certes, ce travail n’est d’ailleurs qu’une première offensive, qui
doit nécessairement se poursuivre contre les appareils de liaison de
l’État. Les institutions médiatiques et les appareils politiques sont
autant d’acteurs de la fascisation, et constituent un ennemi à
combattre.

LA POSSIBILITE D’UNE NOUVELLE STRATEGIE
ANTIFASCISTE

Pour ce faire, on peine à discerner une stratégie antifasciste qui
réponde à cet impératif stratégique. D’un côté on a ceux qui mènent la
bataille sur le champ culturel, en essayant de répondre aux fascistes et
à leurs tentatives d’institutionnalisation par un équivalent de gauche.
Génération Identitaire déploie une banderole depuis les toits de la
place de la République ; les antifascistes
déploient leur banderole depuis l’arc de triomphe de Strasbourg Saint
Denis et voilà. Les uns déploient leurs liens avec les députés ; les autres font de même. Mais cette stratégie de guerre pour emporter l’opinion publique se heurte à plusieurs écueils.

En reposant sur la respectabilité des actions aux yeux des citoyens
et des institutions d’État, cette stratégie se prive d’un réel pouvoir
d’attaque. Toujours pour rester respectable, faire le choix de
l’alliance avec les partis de gauche, c’est oublier qu’aucun
antifascisme d’État n’est souhaitable, car il contribue toujours à
légitimer et à renforcer des outils de gouvernement qui servent aussi
les franges respectables du fascsime institutionnalisé. Finalement, cela
prive l’antifascisme de sa propre stratégie, il est tacticalisé pour
servir de barrage lors des élections, privatisé par des groupes formés à
la bagarre qui mènent, pour les autres, une chasse dans les rues qui
doit permettre à chaque citoyen de dormir serein, sans avoir à
participer lui-même à cette lutte ingrate.

De l’autre côté, des groupes qui produisent, du fait de leur position autonome, des analyses critiques des appareils d’État et un discours
politique sur l’actualité dans lequel nous nous retrouvons souvent.
Pourtant, ces groupes ont fait le choix de modalités d’organisation
privées, non collectives, qui semblent un frein à l’extension et à la
pratique d’une ligne antifasciste aujourd’hui.

En effet, le choix de ces groupes de s’organiser en secret, pour des
raisons de sécurité évidentes et que nous comprenons, se privent de la
possibilité de rendre l’antifascisme praticable par toustes. De plus, en
se focalisant efficacement sur des points très spécifiques de
l’organisation des fascistes, elle se prive souvent de réaliser des
objectifs plus ambitieux (contre-rassemblements publics, etc.). Si cette
approche a un intérêt tactique incontestable, il nous semble qu’elle
pourrait se combiner avantageusement avec un espace d’organisation plus
large.

POUR UN ESPACE D’ORGANISATION OUVERT A
PARIS SUR LA QUESTION ANTIFASCISTE

Pour ne pas choisir nos actions au hasard, il faut, autant que
possible, les articuler autour d’une ligne stratégique concrète. Il ne
s’agit pas ici de définir une fois pour toutes un manuel clé en main de
l’antifascisme, mais de réfléchir aux moyens d’élaborer cette ligne
ensemble. Dans cette partie, on se contentera d’une série de
propositions qui permettent d’esquisser cette ligne.

Il faut donc que notre antifascisme se constitue autour d’une ligne
stratégique concrète et appropriable par tout le monde. Dire que
l’antifascisme est l’affaire de toustes ne suffit pas, encore faut-il se
doter de cadres organisationnels et politiques qui le rendent
effectivement praticable par tout le monde. Il faut casser la division
entre les groupes antifas de rue et le reste du mouvement social,
refuser la spécialisation. Ainsi, l’enjeu est de faire que chacun.e
puisse s’approprier les questions antifascistes – y compris la question
de la violence.

Pour ce faire, s’organiser via conversations signal et mober en
groupes fermés ne suffit pas : il nous faut un espace qui prenne à
bras-le-corps les questions organisationnelles. L’aller-retour entre
discussions collectives et actions concrètes pourra seul permettre de
faire émerger une ligne stratégique de long terme discutable par
toustes. L’organisation a une valeur en soi : en invitant chacun.e à
participer à l’élaboration collective d’une action, on offre la
possibilité pour toustes de s’impliquer concrètement dans les questions
organisationnelles et stratégiques que toute action suppose. A cet
égard, ce n’est pas tant le résultat ou l’efficacité tactique de court
terme qui compte. C’est la possibilité pour chacun.e de s’organiser dans
ce cadre, d’y développer des liens de confiance qui dépassent
l’affinitaire.

Mais on ne peut en rester au seul affrontement avec les groupes
fascistes, puisqu’ils s’inscrivent dans un camp plus large, qui comprend
à la fois les partis de droite et d’extrême droite, mais aussi les
institutions médiatiques, la classe de gouvernement dans son ensemble,
la police, et l’ensemble des appareils d’État. Bref, faire de
l’antifascisme une lutte isolée constitue un non-sens stratégique.

Il doit toujours constituer un tremplin vers la construction d’un
antagonisme qui pointe vers un ennemi plus global : l’État et ses
appareils répressifs et idéologiques. Concrètement, les luttes
antifascistes doivent permettre de structurer l’existence d’un camp
révolutionnaire plus large, et qui prenne en charge la question
stratégique de la révolution. En prenant l’habitude de discuter, en
établissant des liens de confiance et des réflexes stratégiques communs,
on se laisse la possibilité de se projeter dans des luttes plus
offensives et ambitieuses.

ELEMENTS D’ORGANISATION CONCRETS

Quelle forme donner à cette ligne ? Ici,
on parlera d’éléments d’organisation plus concrets et d’écueils à éviter
pour faire vivre l’espace que nous appelons de nos vœux dans le temps
long.

La première condition, essentielle à nos yeux, est de nous organiser
dans une structure assembléiste et publique. Comme on a pu le dire plus
haut, le caractère public des débats et des prises de décisions est
indispensable pour que concrètement chacun.e puisse se saisir des enjeux
antifascistes.

Cela implique que l’AG soit bien plus
qu’une caisse d’enregistrement d’actions décidées en secret, ailleurs,
en comité restreint. Cette logique, qui consiste à présenter en public
des objectifs pensés en comité restreint, donne le sentiment justifié
que tout est décidé avant l’AG, et que donc
notre présence importe peu, ce qui mène nécessairement à la
démobilisation à long terme. Contre cette logique, il faut affirmer à
rebours que c’est dans l’AG que doivent se
prendre les décisions importantes, les objectifs à atteindre etc., et le
secret doit être observé, si nécessaire, pour certains aspects
pratiques de la réalisation des actions.

On l’a déjà dit : la qualité du cadre compte autant que les objectifs
qu’on se donne. Plutôt que de chercher à tout prix une victoire, peu
importe son prix, il faut plutôt chercher à inscrire les actions qu’on
porte dans une dynamique porteuse politiquement. Concrètement, plutôt
que de se demander tout de suite comment obtenir une victoire facile et
efficace, il faudra plutôt faire en sorte que cet espace d’organisation
puisse perdurer dans le temps et gagner peu à peu la force nécessaire
pour envisager des victoires plus grandes encore.

Encore plus concrètement, et pour visualiser les choses, on peut agir selon le schéma suivant :

AG > Comob > Appel > Action > Débrief (retour critique) > Communication > AG

Au moment de l’AG, les décisions sont
prises. Elles sont dans un second temps réalisées par les différents
commob, nécessairement ouverts à toustes. Une fois les conditions de
réalisation de l’action réunies, un appel est lancé depuis la page de l’AG.
Vient ensuite le temps de l’action en elle-même. Enfin, et c’est le
moment le plus important, vient le débrief, où sont analysées les
réussites et les erreurs de l’action, et les points à améliorer. La
communication permet de publiciser le travail de l’AG. Alors, une nouvelle AG peut avoir lieu.

Il nous apparaît que ces conditions sont les seules à même de
garantir la pérennité d’un espace d’organisation public et ouvert sur la
question antifasciste. Ce modèle, inspiré par d’autres, ne s’applique
évidemment pas qu’à l’antifascisme. Il constitue selon nous une
possibilité politique concrète pour répondre au manque de structuration
du milieu militant parisien.